ARRÊT CJUE 7 Mai 2020 n° C-641/18 LG E.A./ RINA SPA ET ENTE REGISTRO ITALIANO NAVALE
Les victimes du naufrage d’un navire battant pavillon panaméen peuvent saisir les juridictions italiennes d’une action en responsabilité contre les organismes italiens ayant classifié et certifié ce navire
Ces organismes ne pourraient se prévaloir de l’immunité juridictionnelle que dans la mesure où leurs activités auraient été l’expression de la puissance publique de l’État panaméen
Dans l’arrêt Rina (C-641/18), rendu le 7 mai 2020, la Cour a jugé, en premier lieu, qu’un recours en indemnité, introduit contre des personnes morales de droit privé exerçant une activité de classification et de certification de navires pour le compte et sur délégation d’un État tiers, et relève de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1 , paragraphe 1, du règlement no 44/2001 1 (ci-après le « règlement Bruxelles I ») et, par conséquent, du champ d’application de ce règlement, dès lors que cette activité n’est pas exercée en vertu de prérogatives de puissance publique, au sens du droit de l’Union. En second lieu, elle a relevé que le principe de droit international coutumier sur l’immunité juridictionnelle ne s’oppose pas à l’exercice, par la juridiction nationale saisie, de la compétence juridictionnelle prévue par ledit règlement dans un litige relatif à un tel recours, lorsque cette juridiction constate que de tels organismes n’ont pas eu recours aux prérogatives de puissance publique au sens du droit international.
En 2006, le navire Al Salam Boccaccio’98, battant pavillon de la République du Panama, a naufragé en mer Rouge, faisant plus de 1 000 victimes. Des membres des familles des victimes et des passagers ayant survécu au naufrage ont saisi le Tribunale di Genova (tribunal de Gênes, Italie) d’un recours à l’encontre de Rina SpA et d’Ente Registro Italiano Navale (ci-après, ensemble, les «sociétés Rina»), à savoir les sociétés ayant effectué les opérations de classification et de certification du navire naufragé et dont le siège social se trouve à Gênes. Les requérants réclamaient la réparation des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux découlant de l’éventuelle responsabilité civile des sociétés Rina, faisant valoir que lesdites opérations étaient à l’origine du naufrage. Les sociétés Rina ont excipé de l’incompétence de la juridiction saisie en invoquant le principe de l’immunité juridictionnelle, dès lors que les opérations de classification et de certification qu’elles ont entreprises ont été effectuées par délégation de la République du Panama et, en conséquence, constituent une manifestation des prérogatives souveraines de l’État déléguant. La juridiction saisie, s’interrogeant sur la compétence des juridictions italiennes, a soulevé une question préjudicielle.
En premier lieu, la Cour s’est penchée sur l’interprétation de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1 , paragraphe 1, du règlement Bruxelles I, au regard des activités de classification et de certification de navires exercées par les sociétés Rina sur délégation et pour le compte de la République du Panama, afin d’établir si les juridictions italiennes 2
sont compétentes en vertu de l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement . La Cour a d’abord rappelé que, si certains litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé, peuvent relever du champ d’application du règlement Bruxelles I lorsque le recours juridictionnel porte sur des actes accomplis sans engagement de la puissance publique (iure gestionis), il en est autrement lorsque l’autorité publique agit dans l’exercice de la puissance publique (iure imperii). À cet égard, la Cour a relevé qu’il est sans pertinence que certaines activités ont été exercées par délégation d’un État : en effet, le seul fait que certains pouvoirs soient délégués par un acte de puissance publique n’implique pas que ces pouvoirs soient exercés iure imperii. Il en va de même du fait que les opérations en cause ont été réalisées pour le compte et dans l’intérêt de la République du Panama, dès lors que le fait d’agir pour le compte de l’État n’implique pas toujours l’exercice de la puissance publique. En outre, le fait que certaines activités ont une finalité publique ne constitue pas, en soi, un élément suffisant pour qualifier ces activités comme étant accomplies iure imperii. La Cour a ainsi souligné que, afin de déterminer si les opérations en cause au principal ont été réalisées dans l’exercice de la puissance publique, le critère pertinent est le recours aux pouvoirs exorbitants au regard des règles applicables dans les relations entre les particuliers.
À ce sujet, la Cour a relevé que les opérations de classification et de certification réalisées par les sociétés Rina consistaient seulement à établir que le navire examiné satisfaisait aux exigences fixées par les dispositions législatives applicables et, dans l’affirmative, à délivrer les certificats correspondants. L’interprétation et le choix des exigences techniques applicables étaient, quant à eux, réservés aux autorités de la République du Panama. Certes, la vérification du navire par une société de classification et de certification peut, le cas échéant, conduire à la révocation du certificat en raison de sa non-conformité avec ces exigences. Toutefois, une telle révocation ne découle pas du pouvoir décisionnel desdites sociétés, lesquelles agissent dans un cadre réglementaire préalablement défini. Si, à la suite de la révocation d’un certificat, un navire ne peut plus naviguer, c’est en raison de la sanction qui est imposée par la loi. Par conséquent, la Cour a conclu que, sous réserve des vérifications qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, les opérations de classification et de certification réalisées par les sociétés Rina ne peuvent pas être considérées comme étant accomplies dans l’exercice de prérogatives de puissance publique au sens du droit de l’Union.
En second lieu, la Cour a examiné l’éventuelle incidence, aux fins de l’applicabilité du règlement Bruxelles I, de l’exception tirée du principe de droit international coutumier concernant l’immunité juridictionnelle. La Cour a relevé qu’elle a déjà jugé que, en l’état actuel de la pratique internationale, l’immunité de juridiction des États n’a pas de valeur absolue, mais elle est généralement reconnue lorsque le litige concerne des actes de souveraineté accomplis iure imperii. En revanche, elle peut être exclue si le recours juridictionnel porte sur des actes qui ne relèvent pas de la puissance publique. L’immunité juridictionnelle des organismes de droit privé, tels que les sociétés Rina, n’est pas généralement reconnue en ce qui concerne les opérations de classification et de certification des navires, lorsque celles-ci n’ont pas été accomplies iure imperii au sens du droit international. Dès lors, la Cour a conclu que ledit principe ne s’oppose pas à l’application du règlement Bruxelles I dans un litige tel que celui au principal, lorsque la juridiction saisie constate que les organismes de classification et de certification en cause n’ont pas eu recours aux prérogatives de la puissance publique, au sens du droit international.
Source Communiqué de Presse CJUE
1 Règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1). Cette disposition prévoit, notamment, que ce règlement s’applique en matière civile et commerciale.
2 En vertu de cette disposition, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont en principe attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.
RAPPEL : Le renvoi préjudiciel permet aux juridictions des États membres, dans le cadre d'un litige dont elles sont saisies, d'interroger la Cour sur l'interprétation du droit de l’Union ou sur la validité d'un acte de l’Union. La Cour ne tranche pas le litige national. Il appartient à la juridiction nationale de résoudre l'affaire conformément à la décision de la Cour. Cette décision lie, de la même manière, les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème similaire.