Principaux faits
Le requérant, Rade Miljević, est un ressortissant croate né en 1944. Il réside à Glina (Croatie).
Soupçonné d’avoir participé à l’homicide de quatre civils détenus qui avaient été prélevés à la prison de Glina puis exécutés en 1991, M. Miljević fut inculpé en 2006. Les événements qui s’étaient produits à la prison de Glina avaient été abondamment relatés par les médias croates, en particulier par une émission de télévision appelée « Istraga » (« Enquête »).
Dans ses plaidoiries en conclusion, le requérant allégua que les poursuites dirigées contre lui étaient motivées par des considérations politiques et qu’un certain I.P., colonel de l’armée croate à laretraite bien connu pour avoir dévoilé des crimes commis contre les Croates pendant la guerre de 1991-1995, en avait été l’instigateur. Il soutenait pour l’essentiel que I.P. s’était rendu coupablede subornation de témoins au cours de la procédure et qu’il avait orchestré une campagne médiatique virulente contre lui.
M. Miljević fut finalement acquitté en 2012. Les juridictions établirent qu’il avait prélevé les quatre civils détenus à la prison de Glina mais estimèrent que rien ne prouvait qu’il avait ensuite pris à part à leur exécution ou qu’il en avait eu connaissance.
Dans l’intervalle, le colonel à la retraite engagea une procédure en diffamation contre le requérant.
En 2012, le tribunal déclara M. Miljević coupable, considérant que les déclarations qu’il avait faites pendant ses plaidoiries en conclusion s’analysaient en une attaque gratuite et infondée contre le colonel. Il estima que le requérant avait tenu ces propos dans le but de porter atteinte à la réputation du colonel et non pas pour se défendre dans la procédure dirigée contre lui pour crimes de guerre. En 2013, la condamnation de M. Miljević fut confirmée en appel par le tribunal de comté et l’intéressé fut débouté de son recours constitutionnel. Il se vit condamner au paiement d’une amende d’un montant de 1 000 kunas croates (HRK – environ 130 euros) et des frais de représentation de I.P.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant notamment l’article 10 (liberté d’expression), M. Miljević soutient que sa condamnation pour diffamation était injustifiée et injuste.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 24 octobre 2013.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Krzysztof Wojtyczek (Pologne), président,
Ksenija Turković (Croatie),
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce),
Aleš Pejchal (République tchèque),
Pere Pastor Vilanova (Andorre),
Jovan Ilievski (Macédoine du Nord),
Raffaele Sabato (Italie),
ainsi que de Abel Campos, greffier de section.
Décision de la Cour
La Cour souligne que la priorité doit être accordée à un accusé qui souhaite s’exprimer librement pour sa défense sans craindre d’être poursuivi pour diffamation, tant que ses déclarations néquivalent pas à des accusations malveillantes contre un participant à la procédure ou une tierce partieDans le cas du requérant, elle conclut que les autorités nationales n’ont pas tenu compte du niveau accru de protection que ses déclarations méritaient dans le cadre de sa défense dans le cadre d’un procès criminel. Bien que ses déclarations aient été excessives, elles n’ont pas été malveillantes et, remettant en question la crédibilité de la preuve des témoins et le contexte général de la poursuitecontre lui, étaient suffisamment liées à son cas.
Les tribunaux n’ont pas non plus suffisamment pris en compte le fait que le colonel I.P. a été vu en train d’assister aux audiences sur l’affaire du requérant et qu’il avait lui-même reconnu avoir rencontré certains des témoins.
La Cour a également tenu compte des conséquences objectivement limitées des accusations du requérant à l’égard du colonel, puisqu’il n’avait jamais fait l’objet d’une enquête pour subornation de témoin.
En outre, bien qu’il n’y ait aucune raison de remettre en cause les conclusions des tribunaux nationaux selon lesquelles le colonel avait été affecté par les déclarations du requérant, il aurait dû faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard des critiques qui lui étaient adressées étant donné qu’il était volontairement entré sur la scène publique en assistant aux audiences sur le dossier du requérant et par ses activités de révélation de crimes de guerre, lesquelles comprenaient les conseils donnés aux rédacteurs en chef de l’émission de télévision Istraga.
Enfin, la Cour souligne qu’il faut faire preuve de retenue lorsqu’il s’agit de recourir à des procédures pénales en matière de liberté d’expression de la défense dans la salle d’audience et qu’une telle restriction ne peut être considérée comme nécessaire dans une société démocratique que dans des circonstances exceptionnelles.
Elle conclut que les tribunaux nationaux n’ont pas ménagé un juste équilibre entre la liberté d'expression du requérant dans le contexte de son droit de se défendre, d’une part, et le droit du colonel à la protection de sa réputation, d’autre part.
Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
Satisfaction équitable (article 41)
La Cour conclut que le constat de violation constitue à lui-seul une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage non-pécuniaire subi par le requérant.
Opinion séparée
Le juge Pastor Vilanova a exprimé une exprimé une opinion concordante, qui est annexée au jugement.
Source Communiqué CEDH 190 (2020)