Conformément au principe de subsidiarité, il appartient au Conseil d’État, dûment saisi en cassation par le requérant, de vérifier si l’examen des moyens de ce dernier relatifs à la Convention, auquel a procédé le tribunal administratif de Paris, répond aux exigences qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour. En l’absence de décision du Conseil d’État sur le pourvoi en cassation du requérant, ce dernier n’est pas en mesure de se prévaloir d’une décision interne définitive. La requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.
Principaux faits
Le requérant, M. François Graner, est un ressortissant français né en 1966 et résidant à Paris.
Physicien et directeur de recherche au CNRS ainsi qu’à l’université Paris Diderot, M. Graner conduitdepuis plusieurs années, parallèlement à son activité scientifique, un travail d’enquête sur le rôle de la France au Rwanda avant, pendant et après le génocide des Tutsis en 1994.
Le 7 avril 2015, le secrétaire général de la présidence de la République française décida de
déclassifier des documents de l’Élysée relatifs au Rwanda entre 1990 et 1995. Le 14 juillet 2015, M. Graner, qui préparait un livre sur « la politique africaine du président François Mitterrand en Afrique centrale (1981-1995) », demanda au directeur des Archives de France l’autorisation de consulter dixhuit dossiers faisant partie des archives de la présidence de François Mitterrand. La mandataire du président Mitterrand donna son autorisation pour la consultation des deux premiers dossiers, mais pas des seize autres, au motif qu’ils étaient « susceptibles de porter une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi ». Elle indiquait que ces seize dossiers contenaient un ou des documents classés « secret », « secret défense » ou « confidentiel défense ». Le 7 décembre 2015, le directeur des Archives de France informa M. Graner qu’au vu de l’avis de la mandataire du président Mitterrand, il l’autorisait à consulter les deux premiers dossiers mais pas les seize autres. M. Graner saisit la commission d’accès aux documents administratifs (« CADA »), qui, le 3 mars 2016, conclut que dès lors qu’en l’espèce la mandataire n’avait pas souhaité autoriser la consultation de ces archives par dérogation, la commission ne pouvait qu’émettre un avis défavorable à la demande. Le 2 décembre 2016, le ministre de la Culture et de la Communication, après accord de la mandataire, autorisa le requérant à consulter cinq des seize dossiers litigieux.
Le 12 décembre 2016, M. Graner saisit le tribunal administratif de Paris d’une demande tendant à l’annulation pour excès de pouvoir de la décision du 7 décembre 2015 et à la condamnation du ministère de la Culture et de la Communication à lui délivrer les documents litigieux.
Parallèlement, M. Graner soumit une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») au tribunal administratif. Il soutenait que les dispositions de l’article L. 213-4 du code du patrimoine étaient contraires à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en ce qu’elles conféraient au mandataire le pouvoir de s’opposer, seul et sans explication, au droit des citoyens d’accéder librement aux archives publiques. Il ajoutait que le caractère discrétionnaire du refus opposé par le mandataire joint à la situation de compétence liée dans laquelle se trouve le ministre pour refuser l’accès aux archives publiques concernées dans un tel cas ne permettait pas l’exercice du droit à un recours effectif garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Le tribunal administratif transmit la QPC au Conseil d’État qui, le 28 juin 2017, la renvoya au Conseil constitutionnel. Devant le Conseil constitutionnel, M. Graner fit en outre valoir que le dispositif prévu par l’article L. 213-4 du code du patrimoine méconnaissait le droit du public à recevoir des informations, corollaire du droit à la libre communication des pensées et des opinions, et était contraire au droit à un recours effectif.
Le 15 septembre 2017 (décision no 2017-655 QPC), le Conseil constitutionnel déclara le deuxième alinéa et la première phrase du dernier alinéa de l’article L. 213-4 du code du patrimoine conformes à la Constitution. Le 17 mai 2018, le tribunal administratif de Paris décida qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur le recours en annulation pour excès de pouvoir pour autant qu’il concernait la consultation des cinq dossiers dont l’accès avait été accordé et le rejeta pour le surplus.
M. Graner se pourvut en cassation devant le Conseil d’État. La procédure est actuellement pendante.
Décision de la Cour
Article 10
La Cour rappelle tout d’abord que, lorsqu’il est disponible, le recours en annulation pour excès de pouvoir, dans le cadre duquel il est possible de développer des moyens fondés sur une violation de la Convention, est une voie de recours interne à épuiser en principe. Elle rappelle également que le pourvoi en cassation figure parmi les procédures dont il doit ordinairement être fait usage pour se conformer à l’article 35 de la Convention.
Pour pleinement épuiser les voies de recours internes, il faut donc en principe mener la procédure interne jusqu’au juge de cassation et le saisir des griefs tirés de la Convention susceptibles d’être ensuite soumis à la Cour.
En l’espèce, le requérant a initié un recours en annulation pour excès de pouvoir contre la décision rejetant partiellement sa demande de consultation des archives du président Mitterrand.
Le requérant soutient qu’en raison de la décision no 2017-655 QPC du 15 septembre 2017, prise par le Conseil constitutionnel dans le contexte de l’instance devant le tribunal administratif de Paris, le pourvoi dont il a ensuite saisi le Conseil d’État est dénué de chance de succès. Il fait valoir à cet égard que la QPC dont le Conseil constitutionnel a été saisi à son initiative visait la non-conformité de l’article L. 213-4 du code du patrimoine aux dispositions de droit constitutionnel relatives au droit d’accès aux documents d’archives publiques et au droit d’exercer un recours effectif devant une uridiction. La QPC concernait donc des droits individuels similaires aux droits tirés des articles 10 et 13 de la Convention dont le requérant dénonce la violation. Or, selon le requérant, un recours interne fondé sur des griefs tirés de la Convention qui sont matériellement identiques à des griefs constitutionnels déjà rejetés par le Conseil constitutionnel, n’a pas de chance de succès, d’autant moins dans son cas que l’administration se trouvait dans une situation de compétence liée. Le requérant en déduit que le fait que la procédure est pendante en cassation devant le Conseil d’État ne fait pas obstacle à l’examen au fond de sa requête par la Cour.
Pour la Cour, on ne saurait déduire de la décision du Conseil constitutionnel que le recours en excès de pouvoir initié par le requérant sur le fondement de ces mêmes droits, tels qu’ils se trouvent garantis par la Convention, est voué de toute évidence à l’échec.
Comme la Cour l’a relevé dans l’affaire Charron et Merle-Montet le contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel et le contrôle de conventionalité opéré par le juge ordinaire sont distincts
En l’espèce, certes, le tribunal administratif de Paris a rejeté le recours du requérant. Cependant, d’une part, un justiciable ne saurait déduire l’ineffectivité d’un recours de la seule circonstance qu’il n’a pas obtenu gain de cause. D’autre part, le tribunal administratif de Paris a différencié le moyen tiré d’une atteinte par l’article L. 213-4 du code du patrimoine aux droits et libertés garantis par la Constitution et les moyens tirés d’une violation des droits et libertés garantis par la Convention. Il a écarté le premier au motif que la décision du Conseil constitutionnel no 2017-655 QPC du 15 septembre 2017 avait conclu à la conformité de cette disposition à la Constitution. Il a écarté les seconds sans se fonder sur cette décision, au motif qu’il n’y avait atteinte ni à l’exercice de la liberté d’expression et de communication garantie par l’article 10 § 1 de la Convention, ni au droit d’exercer un recours effectif devant une juridiction protégé par l’article 13 de la Convention.
Sans préjuger du caractère suffisant ou non du contrôle opéré en l’espèce par le tribunal administratif de Paris quant au respect de la Convention, caractère suffisant qu’il revient au Conseil d’État d’apprécier en premier lieu, la Cour estime que cela montre que, si le tribunal administratif était lié par la décision du Conseil constitutionnel, cette décision n’a pas fait obstacle à ce qu’il examine au fond les moyens du requérant relatifs à une violation de ces mêmes droits et libertés tels qu’ils se trouvent consacrés par la Convention. Cela montre aussi que le fait que l’article L. 213-4 du code du patrimoine mette l’administration dans une situation de compétence liée par rapport à l’avis du mandataire ne fait pas obstacle à ce que, dans le cadre d’un recours en annulation pour excès de pouvoir, le juge administratif examine des moyens tirés de la Convention.
On ne saurait donc dire que, pour autant qu’il reposait sur les moyens tirés d’une violation des articles 10 et 13 de la Convention que le requérant présente à la Cour, le recours en annulation pour excès de pouvoir dont les juridictions administratives ont été saisies était « de toute évidence voué à l’échec » consécutivement à la décision du Conseil constitutionnel no 2017-655 QPC du 15 septembre 2017.
Conformément au principe de subsidiarité, il appartient maintenant au Conseil d’État, dûment saisi en cassation par le requérant, de vérifier si l’examen des moyens de ce dernier relatifs à la Convention auquel a procédé le tribunal administratif de Paris répond aux exigences qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour. En l’absence de décision du Conseil d’État sur le pourvoi en cassation du requérant, ce dernier n’est pas en mesure de se prévaloir d’une décision interne définitive, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
Cette partie de la requête est donc prématurée et doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.
Article 13
L’affaire étant pendante devant le Conseil d’État, le grief tiré de l’article 13 de la Convention est prématuré et doit donc être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes.
SOURCE COMMUNIQUE DE PRESSE CEDH 148 2020