CONSEIL D'ETAT statuant au contentieux N° 441065 LIGUE DES DROITS DE L’HOMME Ordonnance du 26 juin 2020
LE JUGE DES RÉFÉRÉS
Vu la procédure suivante :
La Ligue des droits de l’Homme a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Versailles, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’une part, de suspendre l’exécution de la décision, révélée par voie de presse et sur le réseau social Facebook, par laquelle la commune de Lisses a décidé à compter du 17 avril 2020 d’installer des caméras thermiques fixes et portables dans l’enceinte des locaux des services municipaux, afin de contrôler la température corporelle des personnes entrant dans l’enceinte du pôle administratif de la commune et dans les autres établissements communaux recevant du public et, d’autre part, d’enjoindre à la commune de Lisses de procéder au retrait de l’ensemble des caméras thermiques utilisées pour contrôler la température corporelle des agents et des administrés fréquentant les bâtiments et lieux gérés par l’administration. Par une ordonnance n° 2002891 du 22 mai 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande.
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 8 et 21 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la Ligue des droits de l’homme demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d’annuler cette ordonnance ;
2°) de faire droit à ses demandes de première instance ;
3°) subsidiairement, d’enjoindre à la commune de Lisses d’adopter toutes mesures propres à indiquer expressément et sans équivoque, à l’aide d’une signalétique adaptée, que la prise de température par la caméra thermique demeure facultative ;
4°) en tout état de cause, de mettre à la charge de la commune de Lisses la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l’ordonnance attaquée est entachée d’irrégularités dès lors que, d’une part, le juge des référés du tribunal administratif de Versailles s’est abstenu de soumettre au contradictoire le mémoire que la commune de Lisses a présenté le 22 mai 2020, alors que la solution adoptée confirme qu’il s’est fondé sur ce mémoire et, d’autre part, faute de viser et de répondre à ses conclusions subsidiaires qui tendaient, dans le cas où le juge des référés aurait admis la légalité du dispositif contesté, à ce qu’il soit enjoint à la commune de Lisses d’adopter toutes mesures propres à indiquer expressément et sans équivoque, à l’aide d’une signalétique adaptée, que la prise de température par la caméra thermique demeure facultative ;
- elle est entachée d’une erreur de droit en ce qu’elle retient que les données susceptibles d’être utilisées par le traitement litigieux devraient être regardées comme revêtant un caractère personnel en matière de santé, au sens et pour l’application du règlement général sur la protection des données, sans en tirer les conséquences, en l’absence de texte autorisant un tel traitement ;
- elle est entachée d’une insuffisance de motivation dès lors qu’elle ne répond pas au moyen pris de l’absence de texte autorisant le traitement litigieux, en violation des articles 9 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 et 6 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- elle est entachée d’une dénaturation des pièces du dossier en ce qu’elle retient le caractère volontaire de la prise de température, alors que plusieurs pièces du dossier, telles que la présentation du dispositif par le maire, la charte établie par l’administration et plusieurs représentants du personnels en vue de définir les mesures sanitaires prises et le protocole d’accueil périscolaire, indiquent explicitement le caractère obligatoire du dispositif et, inversement, aucune pièce ne révèle le caractère purement facultatif de la prise de température corporelle et les conséquences du refus de se soumettre au contrôle de la température ;
- le dispositif contesté, constitué d’une caméra thermique fixe installée à l’entrée du bâtiment des Malines et de caméras thermiques portatives utilisées dans les bâtiments scolaires et périscolaires, constitue un traitement de données à caractère personnel qui, faute d’avoir reçu un consentement explicite et libre ou, en tout état de cause, d’avoir été autorisé par un texte, est interdit par les articles 6, 7 et 9 du règlement général sur la protection des données.
Par un mémoire en défense et un mémoire en duplique, enregistrés les 16 et 22 juin 2020, la commune de Lisses conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de l’association requérante la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que l’ordonnance attaquée n’est entachée d’aucune irrégularité, que la Ligue des droits de l’homme ne justifie pas d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, que la condition d’urgence particulière requise par l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’est pas satisfaite et qu’aucune atteinte grave et manifestement illégale n’est portée à une liberté fondamentale.
La requête a été communiquée au Premier ministre, au ministre des solidarités et de la santé et au ministre de l’intérieur qui n’ont pas produit d’observations.`
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
- le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 ;
- le décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la Ligue des droits de l’Homme et, d’autre part, la commune de Lisses ;
Ont été entendus lors de l’audience publique du 23 juin 2020, à 10 heures :
- Me Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Ligue des droits de l’Homme ;
- les représentants de la Ligue des droits de l’Homme ;
- Me Waquet, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocate de la commune de Lisses ;
- les représentants de la commune de Lisses ;
à l’issue de laquelle le juge des référés a clos l’instruction.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l’article L. 511-1 du code de justice administrative : « Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n’est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais. » Aux termes de l’article L. 521-2 du même code : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ».
Sur l’office du juge des référés et les libertés fondamentales en jeu :
2. Il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 511-1 et L. 521-2 du code de justice administrative qu'il appartient au juge des référés, lorsqu'il est saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 et qu'il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, résultant de l’action ou de la carence de cette personne publique, de prescrire les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte, dès lors qu’existe une situation d’urgence caractérisée justifiant le prononcé de mesures de sauvegarde à très bref délai. Ces mesures doivent, en principe, présenter un caractère provisoire, sauf lorsque aucune mesure de cette nature n'est susceptible de sauvegarder l'exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte. Sur le fondement de l’article L. 521-2, le juge des référés peut ordonner à l’autorité compétente de prendre, à titre provisoire, des mesures d’organisation des services placés sous son autorité, dès lors qu’il s’agit de mesures d’urgence qui lui apparaissent nécessaires pour sauvegarder, à très bref délai, la liberté fondamentale à laquelle il est gravement, et de façon manifestement illégale, porté atteinte. Le caractère manifestement illégal de l’atteinte doit s’apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises.
3. Pour l’application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le droit au respect de la vie privée qui comprend le droit à la protection des données personnelles et la liberté d’aller et venir constituent des libertés fondamentales au sens des dispositions de cet article.
Sur la demande en référé :
4. Pour mettre en œuvre la reprise des activités de service public dans le cadre des mesures de lutte contre l’épidémie de covid-19, la commune de Lisses a déployé, d’une part, dans un bâtiment municipal, une caméra thermique fixe permettant de signaler une température corporelle excessive de toute personne se plaçant dans son axe de mesure, d’autre part, plusieurs caméras thermiques portables confiées à des agents municipaux afin qu’à l’entrée des écoles et pendant le temps scolaire ils puissent mesurer une température corporelle excessive des élèves, des enseignants ou des personnels municipaux intervenant en milieu scolaire. La Ligue des droits de l’homme a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Versailles, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, la suspension de l’exécution des décisions ayant conduit au déploiement de ces caméras thermiques et d’enjoindre à la commune de procéder au retrait de ces équipements. Après avoir considéré que ces caméras thermiques constituaient des traitements au sens du Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (« règlement général sur la protection des données ») (ci-après le RGPD), le juge des référés a rejeté ces conclusions par une ordonnance dont la Ligue des droits de l’homme relève appel.
Sur l’intérêt pour agir de la Ligue des droits de l’homme :
5. Dans la mesure où, d’une part, les caméras thermiques sont déployées à l’entrée de locaux affectés au service public et ouverts à ses usagers et, d’autre part, leur mise en œuvre peut être regardée comme celle d’un traitement de données personnelles à caractère sensible, l’installation de ces équipements est susceptible de porter aux intérêts que la Ligue des droits de l’homme se donne pour vocation de défendre une atteinte suffisante pour lui donner intérêt pour agir.
Sur la procédure suivie par le juge des référés du tribunal administratif de Versailles :
6. Si la Ligue des droits de l’homme soutient n’avoir pu répliquer à la défense de la commune devant le premier juge, il ne ressort pas de l’instruction que cette circonstance aurait porté atteinte au caractère contradictoire de la procédure suivie.
Sur le cadre juridique applicable au litige :
7. Aux termes du 1. de l’article 2 du RGPD : « Le présent règlement s'applique au traitement de données à caractère personnel, automatisé en tout ou en partie, ainsi qu'au traitement non automatisé de données à caractère personnel contenues ou appelées à figurer dans un fichier ».
8. Aux termes de l’article 4 du RGPD : « Aux fins du présent règlement, on entend par : 1. « données à caractère personnel », toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable (ci-après dénommée « personne concernée ») ; est réputée être une « personne physique identifiable » une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement (…) ; 2. « traitement », toute opération ou tout ensemble d'opérations effectuées ou non à l'aide de procédés automatisés et appliquées à des données ou des ensembles de données à caractère personnel, telles que la collecte, l’enregistrement, (…) l’utilisation, (….) ».
9. Aux termes de l’article 9 du même règlement : « 1. Le traitement des données (…) concernant la santé (…) d'une personne physique sont interdits. / 2. Le paragraphe 1 ne s'applique pas si l'une des conditions suivantes est remplie : a) la personne concernée a donné son consentement explicite au traitement de ces données à caractère personnel pour une ou plusieurs finalités spécifiques, sauf lorsque le droit de l'Union ou le droit de l'État membre prévoit que l'interdiction visée au paragraphe 1 ne peut pas être levée par la personne concernée ; (…) g) le traitement est nécessaire pour des motifs d'intérêt public important, sur la base du droit de l'Union ou du droit d'un État membre qui doit être proportionné à l'objectif poursuivi, respecter l'essence du droit à la protection des données et prévoir des mesures appropriées et spécifiques pour la sauvegarde des droits fondamentaux et des intérêts de la personne concernée ; h) le traitement est nécessaire aux fins de la médecine préventive ou de la médecine du travail, de l'appréciation de la capacité de travail du travailleur, de diagnostics médicaux, de la prise en charge sanitaire ou sociale, ou de la gestion des systèmes et des services de soins de santé ou de protection sociale sur la base du droit de l'Union, du droit d'un État membre ou en vertu d'un contrat conclu avec un professionnel de la santé et soumis aux conditions et garanties visées au paragraphe 3 ; (…) ».
10. Aux termes de l’article 7 du même règlement : « 1. Dans les cas où le traitement repose sur le consentement, le responsable du traitement est en mesure de démontrer que la personne concernée a donné son consentement au traitement de données à caractère personnel la concernant. / 2. Si le consentement de la personne concernée est donné dans le cadre d'une déclaration écrite qui concerne également d'autres questions, la demande de consentement est présentée sous une forme qui la distingue clairement de ces autres questions, sous une forme compréhensible et aisément accessible, et formulée en des termes clairs et simples. Aucune partie de cette déclaration qui constitue une violation du présent règlement n'est contraignante. / 3. La personne concernée a le droit de retirer son consentement à tout moment. Le retrait du consentement ne compromet pas la licéité du traitement fondé sur le consentement effectué avant ce retrait. La personne concernée en est informée avant de donner son consentement. Il est aussi simple de retirer que de donner son consentement. / 4. Au moment de déterminer si le consentement est donné librement, il y a lieu de tenir le plus grand compte de la question de savoir, entre autres, si l'exécution d'un contrat, y compris la fourniture d'un service, est subordonnée au consentement au traitement de données à caractère personnel qui n'est pas nécessaire à l'exécution dudit contrat. ». L’article 8 soumet le consentement pour les mineurs à des règles spécifiques.
11. Enfin, aux termes de l’article 35 du même règlement : « 1. Lorsqu'un type de traitement, en particulier par le recours à de nouvelles technologies, et compte tenu de la nature, de la portée, du contexte et des finalités du traitement, est susceptible d'engendrer un risque élevé pour les droits et libertés des personnes physiques, le responsable du traitement effectue, avant le traitement, une analyse de l'impact des opérations de traitement envisagées sur la protection des données à caractère personnel (…) ».
Sur l’application du cadre juridique aux caméras thermiques :
12. Lorsqu’une caméra thermique, installée à la disposition d’un public donné, a pour seule fonction de donner aux personnes qui le souhaitent une information instantanée, sans intervention d’un tiers ou d’une personne manipulant l’équipement, sans aucune conséquence quant à l’accès à un lieu, un bien ou un service, et sans enregistrement ou communication de la donnée autrement qu’à l’intéressé, de sorte que l’information instantanée saisie par l’équipement n’est pas accessible ni utilisable par son responsable, qui ne pratique ainsi avec cet équipement aucune collecte de données, cette caméra ne peut être regardée comme donnant lieu à un traitement au sens et pour l’application du RGPD. En revanche, alors même que des caméras thermiques utilisées ne procèdent pas à l’enregistrement de données, si elles permettent la saisie d’une information, par une personne agissant au nom de celle qui en a décidé l’emploi, et que cette dernière, sur le fondement de cette donnée, décide d’une action, elles doivent être regardées comme donnant lieu à des opérations de collecte et d’utilisation de données, donc à un traitement au sens de l’article 4 du RGPD.
13. Ce traitement relève du champ d’application du RGPD en application de son article 2 dès lorsqu’il répond à l’une des deux définitions de cet article. L’enregistrement des données recueillies dans un fichier suffit à entrainer l’application du RGPD au fichier. Il en va de même si le traitement est automatisé en tout ou en partie. Ainsi, la seule prise de température au moyen d’un appareil électronique ne peut être regardée comme automatisée, dès lors qu’elle se borne à la mesure d’une variable quantifiée. En revanche, le signalement d’un écart à la moyenne, qui suppose que la donnée mesurée soit ensuite comparée à une norme de référence pour aboutir au signalement de la conformité ou de l’écart à la norme, en ce qui concerne les caméras thermiques par l’affichage d’un code couleur, constitue une automatisation du traitement de la donnée qui le fait relever du RGPD.
14. Ce traitement, s’il porte sur des personnes identifiables et dès lors qu’il vise à apprécier l’état d’un paramètre significatif de leur état de santé au regard d’une pathologie particulière, porte sur des données personnelles de santé.
15. Un traitement porte sur des données identifiables si les données qu’il traite permettent, par elles-mêmes, d’identifier les personnes. Toutefois, ainsi que l’indique le considérant 26 du RGPD : « Pour déterminer si une personne physique est identifiable, il convient de prendre en considération l'ensemble des moyens raisonnablement susceptibles d'être utilisés par le responsable du traitement ou par toute autre personne pour identifier la personne physique directement ou indirectement ». Il s’ensuit que lorsque la mise en œuvre du traitement implique nécessairement que la personne au sujet de laquelle une donnée est recueillie soit connue ou identifiée à cette occasion, alors même que la donnée collectée ne serait pas la source ou le fondement de l’identification, le traitement doit être regardé comme portant sur une donnée personnelle au sens du RGPD.
16. Par application de l’article 35 du RGPD, au regard de la sensibilité des données concernées et de leur impact sur la vie privée, un tel traitement, lorsqu’il repose comme en l’espèce sur des dispositifs antérieurement peu utilisés, et dont l’utilité pour la santé publique est controversée, ne peut être mis en œuvre qu’au terme d’une analyse d’impact permettant d’en préciser les conditions et risques de fonctionnement et de décider des mesures nécessaires à la prévention des risques élevés qu’il comporte.
17. En application de l’article 9, le traitement de telles données personnelles de santé est interdit, sauf si, pour ce qui concerne les caméras thermiques, soit il est conduit sur la base d’un texte encadrant le motif d’intérêt public l’ayant rendu nécessaire et comportant les protections adéquates, soit il est conduit dans le cadre d’une politique de prévention par des professionnels de santé tenus au secret médical et sur le fondement d’un texte régissant cette politique, soit il fait l’objet du consentement de chaque personne intéressée à ce traitement. Dans ce dernier cas, le consentement doit répondre aux exigences de l’article 7 du RGPD, c’est-à-dire être libre, exprès, spécifique, retirable et traçable, et s’il concerne des mineurs, respecter les règles de protection de l’article 8 du RGPD.
Application au cas d’espèce :
Sur la qualification de traitement relevant du RGPD :
18. En premier lieu, à la date de la présente ordonnance, la caméra thermique fixe installée dans des locaux municipaux ne donne lieu à aucun enregistrement, le fournisseur l’ayant, à la demande de la commune, livrée sans capacité mémoire. Elle indique par un code couleur à la personne se plaçant volontairement dans l’espace permettant sa mise en fonctionnement, si sa température corporelle est supérieure à la normale. Aucun préposé du responsable du traitement ne manipule la caméra ni n’a accès aux résultats de son fonctionnement. Aucune conséquence n’est tirée de l’existence ou de l’absence de prise volontaire de température corporelle par les personnes qui s’y prêtent. L’accès aux locaux tant pour les agents que pour les usagers du service est possible sans aucune difficulté en évitant le recours à la caméra thermique. Aucun texte ni information ne permet de considérer comme contraint ou induit ou même suggéré le recours à cette caméra.
19. En conséquence, au regard des règles rappelées ci-dessus, cette caméra thermique ne peut être regardée comme donnant lieu à un traitement au sens et pour l’application des dispositions ci-dessus rappelées. La Ligue des droits de l’homme n’est ainsi pas fondée à se plaindre de ce que, en dépit de la qualification juridique erronée de traitement donnée par l’ordonnance qu’elle attaque aux caméras dont elle demandait le retrait, le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté dans cette mesure ses conclusions.
20. En second lieu, l’audience a permis d’établir que les caméras thermiques portables manipulées par des agents municipaux dans les écoles sont utilisées, non seulement au début de la journée scolaire mais également pendant le déroulement de celle-ci, pour mesurer la température corporelle des élèves, des enseignants et des personnels municipaux actifs au sein des locaux scolaires. Lorsqu’un écart anormal de température est relevé, les enseignants ou les personnels municipaux sont invités à quitter le service et, pour ce qui concerne les élèves, les parents sont immédiatement contactés afin de venir chercher les enfants qui doivent quitter l’école.
21. La collecte de données de santé ainsi opérée par les caméras thermiques est constitutive d’un traitement au sens de l’article 4 du RGPD. Ce traitement, qui collecte la donnée de température pour ensuite afficher l’existence ou l’absence d’un écart à la normale, est automatisé.
22. Les caméras affichent instantanément les contours d’un corps humain, et un code couleur indiquant l’écart à la normale de la température corporelle. Alors même que l’identification des personnes dont la température est relevée par les agents ne permet pas de regarder cette donnée comme personnelle, il est possible que l’image traitée par le système, même non conservée, soit suffisamment précise pour être identifiante. En tout état de cause, il résulte du contexte même de mise en œuvre des caméras que l’identité des personnes donnant lieu à leur utilisation est nécessairement connue dès avant la collecte de la donnée et afin de l’exploiter. Les données traitées sont donc personnelles au sens du RGPD.
Sur le régime du traitement :
23. Au terme des échanges entre les parties poursuivis à l’audience, il n’est pas possible d’estimer que les conditions légales d’un traitement de données personnelles de santé prévues au g) sous 2. de l’article 9 du RGPD sont réunies, faute de texte régissant l’emploi des caméras thermiques déployées par la commune et précisant l’intérêt public qui peut le rendre nécessaire. De même, les conditions prévues au h) sous 2. de l’article 9 du RGPD, c’est-à-dire d’une part la nécessité du traitement au regard d’une politique de santé, d’autre part l’existence d’une base légale pour la conduite de la politique de santé conduisant à la mise en œuvre de ce traitement, ne peuvent être regardées comme réunies. N’est pas non plus satisfaite la condition supplémentaire prévue au 3. du même article 9, c’est-à-dire l’exigence de la manipulation de ces données par des professionnels de santé tenus au secret médical. La commune ne saurait donc soutenir que ces dispositions permettaient de traiter les données de santé concernées.
24. La commune soutient que le traitement repose aussi sur le consentement au sens du a) sous 2. de l’article 9 du RGPD. Toutefois, rien ne permet de regarder ce consentement comme répondant aux exigences de l’article 7 et, pour ce qui concerne les enfants, à celle supplémentaire de l’article 8 du RGPD. En effet, si la commune allègue avoir adressé à chaque famille un formulaire de consentement aux règles du protocole sanitaire de retour des enfants en classe établi par les pouvoirs publics, elle n’est en mesure ni de montrer que ce consentement a été effectivement recueilli, conservé et consulté avant la mise en œuvre du traitement pour chaque enfant, ni qu’il a été donné de manière spécifique au traitement, en comportant l’ensemble des informations nécessaires, notamment quant à l’exercice des droits d’accès, de rectification, d’éventuelle opposition ou quant à la possibilité du retrait de ce consentement. La circonstance que l’accès des enfants à l’école soit subordonné à l’acceptation de l’utilisation de la prise de température par caméra thermique exclut en tout état de cause que le consentement puisse être regardé comme libre.
25. L’atteinte aux libertés fondamentales résultant du traitement de données de santé personnelles ainsi mis en œuvre paraît donc manifestement illégal. La réalisation d’une analyse d’impact aurait permis d’établir les dangers du déploiement de ces caméras thermiques dans ces conditions, analyse dont le défaut, en méconnaissance de l’article 35 du RGPD, suffirait en outre à lui seul à entraîner l’illégalité du traitement.
26. L’atteinte manifestement illégale ainsi constituée aux libertés fondamentales rappelées au point 3, l’urgence d’y remédier étant établie et non contestée, est de nature à justifier l’usage des pouvoirs mentionnés à l’article L 521-2 du code de justice administrative.
27. Il résulte de ce qui précède que la Ligue des droits de l’homme est fondée à soutenir que c’est à tort que par l’ordonnance attaquée le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté ses conclusions à fin de suspension du déploiement de ces caméras thermiques portables.
28. Il y a donc lieu d’annuler cette ordonnance et d’ordonner à la commune de Lisses de mettre fin sans délai à l’utilisation des caméras thermiques portables déployées dans les établissements scolaires.
29. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions de la Ligue des droits de l’homme afin de versement par la commune de Lisses d’une somme d’argent sur le fondement des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu’une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de la Ligue des droits de l’homme, qui n’est pas la partie perdante, au profit de la commune de Lisses.
O R D O N N E :
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Article 1er : L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Versailles en date du 22 mai 2020 est annulée en tant qu’elle a rejeté les conclusions de la requête de la Ligue des droits de l’homme concernant le déploiement de caméras thermiques portables dans les écoles de la commune de Lisses.
Article 2 : Il est ordonné à la commune de Lisses de mettre fin à l’usage des caméras thermiques portables dans les écoles de la commune.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de la Ligue des droits de l’homme et de la commune de Lisses est rejeté.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la Ligue des droits de l’Homme et à la commune de Lisses.
Copie en sera adressée au Premier ministre, au ministre des solidarités et de la santé et au ministre de l’intérieur.